Bienvenue dans L’Île des Faisans, premier long-métrage du cinéaste basque Asier Urbieta, sorti le 23 avril 2025, qui prend à bras-le-corps une réalité que beaucoup préfèrent noyer dans l’oubli. À la croisée des chemins entre la France et l’Espagne, ce bout de terre bicéphale devient le décor d’un huis clos aussi poétique qu’accablant. Un polar trempé dans la vase des politiques migratoires, avec l’eau de la Bidassoa pour miroir des lâchetés d’État. Ici, pas de cape, pas de sabre-laser, pas même une musique dramatique en arrière-plan. Juste le clapotis d’un fleuve, quelques oiseaux effarouchés… et une question qu’on aimerait étouffer : à qui appartient un cadavre quand la souveraineté joue à la balle au prisonnier ?
« Il y a des lieux que l’histoire a rendus invisibles », nous murmure la bande-annonce. Et de fait, L’Île des Faisans, ce confetti fluvial à la légitimité flottante (un coup française, un coup espagnole, à six mois d’intervalle), devient ici le décor d’une tragédie bien réelle. Depuis 2021, neuf migrants ont trouvé la mort en tentant de traverser la Bidassoa. Urbieta ne les nomme pas tous. Il les incarne. Il leur rend visage, dignité et mémoire, sans tomber dans le pathos.
Car l’île, malgré sa taille lilliputienne, concentre un vertige de responsabilités. Qui gère le corps échoué ? À quel État revient le devoir d’enquêter, d’identifier, de pleurer ? Le film répond par une succession d’évitements glaçants, de transferts de compétence transformés en fuites en avant. Un thriller de l’absurde bureaucratique, version Kafka sur Seine.
Ni vu, ni reconnu
La caméra de Urbieta suit Laida, interprétée avec une intensité bouleversante par Jone Laspiur (Goya de la révélation en 2021), témoin involontaire d’un drame qui la hante. Quelques jours plus tôt, deux jeunes hommes tentent de traverser la rivière. L’un survit. L’autre se dissout dans les flots. Et voilà que surgit un corps… Est-ce lui ?
Avec l’aide de Tania (Itziar Ituño, la voix grave et la prestance de La Casa de Papel), ancienne professeure et militante aux nerfs solides, Laida part en quête de vérité. Pas pour venger. Pas pour punir. Juste pour nommer. Ce que le pouvoir efface, le cinéma tente ici de graver sur pellicule. Et c’est bouleversant.
Mais L’Île des Faisans ne s’arrête pas là. Urbieta excelle dans l’art du contrechamp. Pendant que les héroïnes avancent dans les limbes de l’administration, le couple Laida–Sambou s’effrite. Lui, exilé, semble avoir renoncé à espérer. Elle, blanche, basque, cherche à comprendre, quitte à se perdre. Le drame politique devient fracture intime. Et cette dissonance-là est tout sauf théorique.
La frontière, ce personnage invisible
La grande réussite du film, c’est de faire de la frontière un protagoniste à part entière. Invisible pour les uns, infranchissable pour les autres, elle devient le révélateur d’un monde où l’on ne traverse pas les rivières, on s’y noie. “J’ai voulu créer une atmosphère lourde et un regard profond qui s’abreuve de la réalité pour devenir un film qui donne envie d’agir et de repenser nos modèles du vivre ensemble.” confie le réalisateur.
Ce thriller aux relents de vérité n’est pas un manifeste. C’est un miroir, tendu sans esbroufe. Le cinéma d’Urbieta, comme celui de Rodrigo Sorogoyen dans As Bestas ou de Ken Loach dans Sorry We Missed You, ne cherche pas à convaincre. Il oblige à regarder. Et à rester planté là, gêné, inconfortable, bousculé.
D’ailleurs, pas de grande musique héroïque, ni de travelling circulaire pour magnifier la misère. Ici, la mise en scène est austère, presque documentaire. Les dialogues sont rares. Les silences, lourds comme un dossier classé sans suite.
Côté production, on est sur du solide : La Fidèle Production, déjà derrière Les Sorcières d’Akelarre ou En Bonne Compagnie, s’associe ici à Arcadia Motion Pictures (As Bestas, Mon Ami Robot), pour un film aussi ancré que nécessaire.
Le résultat ? Une coproduction franco-espagnole qui fait honneur au cinéma d’engagement, à une époque où l’écran est trop souvent squatté par des capes en Spandex et des voitures qui font boum. Ici, les seules explosions sont celles du cœur.
L’Europe, cette comédie dramatique
À travers le prisme d’une île microscopique, le film questionne l’Union européenne et ses contradictions. Pendant que les passeports biométriques se baladent en low-cost, d’autres traversent à la nage. Les traités internationaux s’enchevêtrent comme un spaghetti administratif où plus personne ne sait qui doit faire quoi. Urbieta, lui, tranche net. Pas à la machette. Au scalpel.
Et si l’Europe n’était pas ce grand projet humaniste tant vanté, mais un thriller mal ficelé où la solidarité n’apparaît qu’en post-générique ?
Sélectionné à Göteborg, Malaga, Barcelone et Saint-Sébastien, le film fait déjà parler de lui sur la scène internationale. Et c’est bien. Parce qu’au fond, L’Île des Faisans n’est pas un film local, mais un cri universel. Un coup de projecteur sur les trous noirs de nos démocraties.
Verdict final
Ce n’est pas un film du dimanche soir. Ni du samedi pop-corn. C’est un film qui gratte là où ça fait mal, qui fait glisser le fauteuil sous nos certitudes. On entre en spectateur. On sort en témoin. L’Île des Faisans est de ces œuvres qui ne hurlent pas, mais laissent des échos dans les consciences.
Asier Urbieta signe ici une œuvre nécessaire, qui transforme la frontière en champ de bataille symbolique, et la pellicule en outil de résistance.
Note : 4/5 pelloches
Un thriller poignant, à la mise en scène sobre mais implacable, porté par une vision humaniste et un souffle politique. Manque juste un tout petit poil de nuance dans certains dialogues pour éviter le manichéisme. Mais qu’importe : le film tire dans le mille. Et c’est un tir non létal, mais salutaire.
À voir. À revoir. Et surtout, à débattre.